jeudi 28 juin 2007

Quand Monk se tait



Il existe dans le jazz une célèbre controverse entre Miles et Monk. Pour planter le décor, disons que Monk n'est pas l'accompagnateur rêvé pour un soliste. Quand Monk fait l'accompagnement, avant tout il fait du Monk. Et pour un soliste, c'est très perturbant ! Tout le monde n'est pas capable de jouer un solo accompagné par Monk. Ce n'est donné qu'aux plus grands, et encore...pas tous. Ecoutons ce qu'en pense Miles : "J'adore les thèmes et les interprétations de Monk, mais en tant qu'accompagnateur, il me met hors de moi. Avec lui, je ne me sens pas soutenu."
Nous sommes le 24 décembre 1954 et Miles enregistre avec trois musiciens du Modern Jazz Quartet et Thelonious Monk. L'ambiance est tendue entre Miles et Monk. Miles est en pleine ascension et il se croit tout permis avec Monk qui traverse une mauvaise passe, il l'injurie, l'humilie, l'accuse de gâcher ses solos. Certains prétendent même qu'ils auraient échangé des coups, ce qui est très improbable, étant donné que Monk est un colosse et Miles n'est pas suicidaire.
La fameuse controverse porte sur la deuxième prise de "The man I love". Quand c'est au tour de Monk de prendre son solo, il joue le thème, commence sa variation puis... s'arrête de jouer, laissant tourner le moteur (la basse et la batterie seules) pendant plusieurs mesures, jusqu'à ce que Miles intervienne, Monk reprenant alors son solo.
D'après Miles, Monk s'est tout simplement endormi ! Les adorateurs de Monk (dont je suis) affirmèrent que le silence de Monk était voulu et que Miles avait eu tort de l'interrompre. Longtemps j'ai fait confiance aux thuriféraires de Monk et j'ai pensé : ce petit péteux de Miles n'a pas compris le génie de Monk. Mea Culpa ! J'ai enfin pu écouter cet enregistrement et me faire ma propre idée : il est clair que, si Monk ne s'est pas endormi, il s'est au moins perdu dans ses pensées. Il revient en tout cas très vite à son sujet, et réagit au quart de tour à l'intervention de Miles.
A votre tour de vous faire une idée, le solo de Monk arrive au bout de 5 min environ :
(Remarque : c'est loin d'être le seul intéret de ce morceau !)

mercredi 27 juin 2007

Le jazz et les surnoms


Tout le monde connait "Duke" Ellington et "Count" Basie mais sait-on d'où viennent ces surnoms. Le Duc du jazz ça sonne bien, portant Edward Ellington portait ce surnom avant de devenir musicien : ses camarades d'école l'avaient ainsi nommé à cause de son élégance vestimentaire. Quant à William Basie, c'est son art qui lui a valu la distinction de "comte", et... "Duke" était déjà pris. Pour la même raison, Billie Holiday se mettra à appeler "Prez" (président) son saxophoniste Lester Young qui lui-même la nommait "Lady Day". Comme c'est beau et distingué "Lady Day", pourtant, à l'origine ce surnom était plutôt péjoratif : elle fut nommée ainsi par son premier employeur parce qu'elle était trop fière pour ramasser l'argent des clients "à la table".
Dans le monde du jazz, les surnoms sont légions. Certains s'imposent d'eux-même comme "fats", "red" ou "shorty" et ne sont pas toujours très agréables à porter. D'autres sont plus affectueux comme "Bud" ou "Buddy", "Sonny" ou "Sunny".
Dans la plupart des cas, le surnom s'ajoute au prénom ou le remplace, c'est le cas par exemple pour "Cannonball" Adderley, "Dizzy" Gillespie ("I feel dizzy" veut dire "j'ai le tournis"), "Fats" Navarro, "Rahsaan" Roland Kirk, "Pharoah" Sanders...
Dans d'autres cas, plus rares, le surnom seul suffit à reconnaître le musicien. Quand on parle de "Bird", tout le monde reconnait Charlie Parker. En fait "Bird" est une contraction de "Yardbird", un terme d'argot militaire qui signifie "bleusaille". Encore une fois, le surnom, péjoratif à l'origine, a changé de signification avec la notoriété de son porteur.


Maintenant, jouons un peu :

1 - Louis Armstrong est "Satchmo" mais aussi ... ?
2 - Qui est surnommé "Bean"(haricot) et pourquoi ?
3 - Birk's works est un superbe morceau de bop, mais qui est "Birks" ?
4 - Si on vous dit "Ask for T", qui devez-vous demander ?
5 - Qui est "Klook" ?
6 - Qui est "Bags" ?
7 - Qui a-t-on surnommé "Rabbit" parce qu'il courait très vite ?

Pendant que vous réfléchissez, écoutez donc "Jelly Roll" de Charles Mingus. Tiens ! Voilà ma question 8 : A qui Mingus fait-il référence, et que veut dire "Jelly roll" dans l'argot noir américain ?

mardi 26 juin 2007

Le chant du Pharaon

Récemment, j'ai lu la critique la plus débile que je connaisse d'un album de jazz, sur un site fameux que je ne nommerais pas où on trouve toutelamusiquepointcom. Le chroniqueur se plaignait du sort que faisait subir Pharoah Sanders à une ballade jugée "presque sacrée" : "Naïma" de John Coltrane sur l'album "Live at the Village Vanguard again". Il existerait donc des standards auquel on n'aurait pas le droit de toucher tellement ils sont beaux ? Autant remettre en question les principes même du jazz ! Coltrane lui-même n'a jamais joué "Naïma" deux fois de la même façon et, s'il a engagé Sanders, c'est justement pour son côté passionné, généreux et furieux, pas pour faire un background de musique d'ascenseur.
Pharoah Sanders est un artiste qui ne triche pas, il joue comme en transe et peut passer d'un son très doux à une suite de hurlements déchirants, sans transition. Avec Coltrane sur les derniers albums et surtout sur les "live", il déchaine un pandémonium qui peut durer 20 ou 30 minutes d'affilée et qui ne peut pas laisser indifférent. Soit vous éteignez au bout de 30 secondes en vous disant : "Autant se mettre la tête dans un mixeur et appuyer sur le bouton ", soit vous continuez jusqu'au bout fasciné et comme hypnotisé, ce qui est mon cas (pour moi, le cauchemar c'est plutôt 30 secondes de sucreries à la Barbra Streisand).
Après la mort de Trane, Sanders a sorti sous son nom quelques albums fabuleux où il visite les musiques du monde (Afrique, Amérique du Sud, Asie) en continuant à jouer free et en ajoutant à son saxo une foultitude d'instruments : flûtes, cloches, gongs et autres percussions variées, corne de vache, bailophone...

Je recommande particulièrement "Thembi" (1970) dont voici un extrait (très difficile à choisir tant l'album est varié et sans temps faibles) :

lundi 25 juin 2007

Play "Misty" for me


Il y a des musiciens dont la maîtrise de leur instrument est telle qu'on a l'impression de les entendre directement , sans intermediaire, comme s'ils chantaient, ou mieux : comme si les notes sortaient directement de leur tête. C'était le cas de Stéphane Grapelli dont la technique touchait au génie et qui ne pouvait être comparé qu'aux autres génies du violon du XXè siecle : Yehudi Menuhin et L. Subramaniam. Avec Django Rheinhardt, il a inventé le jazz manouche, déclinaison française du swing, toujours bien vivante, et même en plein renouveau aujourd'hui. J'ai eu l'occasion de voir Stéphane Grapelli en concert à la fin de sa vie, à plus de 80 ans il jouait assis mais son jeu n'avait pas faibli, c'était impressionnant ! Le voici dans la plus belle version du "Misty" d'Errol Garner que je connaisse :

dimanche 24 juin 2007

Du... punk jazz ?


C'est ainsi que je qualifierais la musique de John Zorn. Pour commencer, il a un nom inquiétant comme le comte Zaroff, Zorglub ou Zorg (dans Toy Story), ou n'importe qui dont le nom commence par un Z, à part Zorro.
La musique de John Zorn est la plus radicale que je connaisse. La dernière fois que je me suis promené dans un bois en écoutant "Hemophiliac", j'ai entendu un cheval hennir et j'ai été très surpris d'en voir passer un à côté de moi, j'étais persuadé que le hennissement venait de la musique. Il faut dire que cette musique est très abstraite, conceptuelle et peuplée de bruits étranges.
En 1988, Zorn a enregistré un disque appelé "Spy vs. spy - the music of Ornette Coleman". A ceux qui pensent que la musique d'Ornette Coleman est déjà le comble du bizarre je recommande l'écoute de cet album, vous ne serez pas déçus. Pour ceux qui ne connaissent ni l'un ni l'autre, voici "Chronology".
Accrochez-vous et ne paniquez pas : cela ne dure qu'une petite minute !

De l'importance du yodel dans le jazz

Du jazz sans yodel c'est aussi inconcevable...
- qu'un poisson rouge sans bicyclette,
- qu'un black privé d'équerre,
- qu'une véronique sans son,
- qu'un David Sanborn,
- qu'un verre d'eau sans pellegrino,
- qu'une église sans petite folie,
- que Heidi sans tri.
Bon, alors qui s'y colle ? C'est Leon Thomas. Et ça marche ? Contre toute attente oui ! Il s'est fait remarquer dans "The creator has a master plan" de Pharoah Sanders sur l'album "Karma" en 1969 et a semblé sur le point de devenir une star. Semblé ?
Ben oui, faut pas exagérer tout de même, du yodel, même dans le free jazz, c'est comme...

samedi 23 juin 2007

Brillant dans les coins !


Thelonious Monk est réputé pour ses compositions bizarres et difficiles à jouer. En réalité, elles sont bizarres et difficiles pour les musiciens qui les jouent, mais pour l'auditeur tout va bien ! C'est un peu comme pour Debussy, sa musique bouleverse toutes les règles établies mais elle ne choque pas l'oreille. De nos jours, les musiciens de jazz sont familiarisés avec les écueils de la musique de Monk, ils ont vu pire.
En 1956, par contre, il en va autrement ! Le producteur Orrin Keepnews pensait avoir tout prévu pour que tout se passe bien pour l'enregistrement de cette session ; parmi les accompagnateurs de Monk, la crême de la crême : Max Roach, Oscar Pettiford, Sonny Rollins, excusez du peu ! Pourtant, il était dit que le bateau prendrait l'eau. L'iceberg fatal se nomme "Brilliant corners" ; pour trouver un morceau aussi tordu, d'après Laurent De Wilde, pianiste et biographe de Monk, il faudra aller chercher chez Mingus ou Ornette Coleman des années plus tard.
Coltrane disait de la musique de Monk : "Si on rate un accord, c'est comme si on tombait dans une cage d'ascenseur vide". Les musiciens sont à la ramasse, même Rollins n'y arrive pas. Pettiford s'engueule avec Monk et ne rejouera plus jamais avec lui. Il faut dire que Monk n'aide pas ! Lorsqu'on lui demande comment jouer cette musique démentielle, il se contente de répondre : "Tu n'as qu'à jouer ce qui est écrit".
Finalement, après toute une nuit de travail... Ils n'y arriveront pas ! Et c'est Orrin Keepnews qui sauvera les meubles par un astucieux montage de plusieurs prises.

Existe-t-il du bon jazz rock ?

Oui ! Mais il ne faut pas chercher du côté des jazzmen. Quand ils ont intégré le rock, ils ont généralement appauvri leur musique en simplifiant le rythme. Le jazz fusion fait la part belle aux guitaristes, mais ceux-ci ne sont généralement que des robinets à notes, virtuoses incontestablement, mais stériles.
A l'inverse, certains groupes de rock ayant intégré des éléments de jazz ont vraiment fait de l'excellente musique : un rock enrichi. Je pense notamment à Soft Machine, Henry Cow, Gong et surtout Frank Zappa dont l'album "Hot rats" de 1969 peut être considéré comme le meilleur album de jazz rock de tous les temps.
Et dans le jazz, alors ? Qu'y a-t-il à sauver ?
Certains voudront peut-être garder les albums de Miles Davis comme "In a silent way" ou "Bitches Brew" qui ont montré la voie. Après-tout, on ne peut en tout cas pas faire à Miles le reproche d'un excès de virtuosité, et le moins que l'on puisse dire c'est qu'il ne fait aucune concession. Malgré cela, je les trouve ennuyeux au possible.

Heureusement il y a... "Gil Evan's orchestra plays the music of Jimi Hendrix". Gil Evans est cet arrangeur génial, mentor de Miles Davis, à qui on doit "Miles ahead", "Porgy and Bess" et "Sketches of Spain". Gil avait le projet de jouer avec Jimi mais la mort de celui-ci ne lui en a pas laissé le temps et c'est une grande perte pour la musique. A écouter ce qu'a enregistré Gil Evans en 1974, on ne peut que fantasmer sur ce que cela aurait donné avec Hendrix.
Tiré ce cet album fameux, voici "A merman I should turn to be" :

jeudi 21 juin 2007

De quoi j'me Mel ?


Ce soir, je vais parler d'un crooner. De quoi j'me mèle ? C'est vrai : quel est le rapport entre les crooners et le jazz ? Certes, les crooners ont chanté du jazz, mais c'est uniquement parce que c'était l'époque où le jazz était la musique populaire aux états-Unis. Avec le bop, le jazz est devenu une musique intellectuelle, essayez donc de danser sur "Salt peanuts" et vous comprendrez ! Les crooners sont donc tous devenus des chanteurs de variété, de pop en somme. Tous... sauf quelques irréductibles qui avaient un véritable amour pour le jazz, et le meilleur d'entre eux est Mel Tormé. Mel qui ?
Oui, c'est vrai qu'il n'est pas très connu ! En 1978, soit après presque 30 ans de carrière, il sort un disque intitulé bizarrement "Mel Tormé & Buddy Rich together again - For the first time", à nouveau ensemble parce que Rich et lui sont des amis de très longue date, pour la première fois parce qu'ils n'avaient jamais enregistré ensemble auparavant ; sur la couverture, Mel dit tout le bien qu'il pense de Buddy Rich qui lui, dit simplement "Mel who ?"
Mel n'a pas la voix de Sinatra, surnommé "The Voice", mais il a une voix reconnaissable, comme un brouillard doux et enveloppant qui lui a valu le surnom de "The velvet fog". Il n'a surtout pas le physique de Sinatra et, s'il a lui aussi joué au cinéma, ils n'avaient pas du tout le même genre de rôle ! Malgré tout, on peut être fatigué du côté clinquant et rentre-dedans de Frankie et apprécier la délicatesse feutrée de Mel.
Les disques de Mel Tormé sont assez rares alors, si on vous propose d'échanger toute votre collection d'Harry Connick Jr contre "The legendary sessions with the Marty Paich dek-tette" ou contre "I dig the Duke, I dig the Count", n'hésitez pas ! Vous chérirez ces enregistrement jusqu'à la fin de votre vie.
En écoute : "When the sun comes out" (1956) avec le dektette de Marty Paich qui est un ensemble de jazz West Coast, alors que la plupart des crooners de l'époque en étaient restés au swing.

mercredi 20 juin 2007

Quintessence


Jimmy Cobb : "Si Bill voulait la ramener au cours d'une discussion, Miles lui demandait aussitôt de la fermer, en ajoutant qu'il n'avait rien à foutre des opinions des blancs ; ça démolissait Bill, parce qu'il ne savait jamais si Miles plaisantait ou non."
En réalité, Miles Davis adorait Bill Evans et le charriait sans cesse. C'était l'époque du fameux "Kind of blue", sans doute le plus grand disque de l'histoire du jazz, et tranquillement, modestement et sans ostentation, Bill Evans était en train d'inventer le jazz modal.
L'apport d'Evans au piano est de la même ampleur que celui de Coltrane au saxo ténor. Peu de pianistes échappent à son influence (Herbie Hancock, Keith Jarret, Chick Corea, Steve Kühn, Michel Petrucciani et j'en passe !), quant aux stars actuelles du piano jazz, Brad Mehldau et compagnie, ils ne sont rien d'autre que des clones du grand Bill. Le seul pianiste de la même époque ayant eu autant d'influence est McCoy Tyner, dont le jeu est modal lui aussi, mais qui ne joue pas du tout le même genre de jazz. Autant le jazz de Tyner est novateur et varié, ouvert sur les musiques du monde, autant celui d'Evans est classique ; c'est le jazz des standards et, quand il compose, il n'est jamais avant-gardiste : il crée de nouveaux standards.
La musique de Bill Evans n'attire pas l'oreille, vous pourriez l'avoir en musique de fond sans le remarquer, mais si vous l'écoutez vraiment vous serez émerveillé et fasciné : si Debussy avait vécu à cette époque et avait joué du jazz, il aurait pu sonner comme Bill Evans.
Pour terminer, je laisse la parole à Miles Davis qui a toujours la langue bien pendue pour parler de ses collègues en bien comme en mal : "Son approche de l'instrument, le son qu'il en tirait, c'était comme des notes de cristal, une eau pétillante tombant en cascade d'une chute limpide."
Voici un standard : The peacocks (1977) qui illustre à merveille les propos de Miles. Détendez-vous, fermez les yeux et décollez.

mardi 19 juin 2007

Errol over Beethoven


Voici encore un pianiste selon mon goût : Errol Garner. Deux ou trois notes de lui suffisent à le reconnaître. C'est un autodidacte qui ne sait pas lire la musique. Son style est si personnel qu'il est réputé impossible à imiter, tout comme celui de Monk, qui avait d'ailleurs beaucoup de respect pour lui.
Ignorant que cela n'est pas possible, il a appris à faire sonner son piano comme un orchestre complet. En introduction à chaque morceau, il joue une improvisation de son cru, dense et chargée de sens, toute en volutes et en arabesques. Il est tout entier dans ces introductions et on pourrait presque se passer de l'exposé du thème. Il est le compositeur du fameux "Misty" et je ne connais pas de version plus belle et bouleversante de "Autumn leaves" (Les feuilles mortes) que celle-ci, tirée de l'album "Concert by the sea" (1955) :

lundi 18 juin 2007

Alice à travers un miroir... déformant


- Alice McLeod, épouse Coltrane, vous êtes accusée de détournement de génie avec préméditation. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
- Tout d'abord, rien ni personne n'aurait pu détourner John de la quête de son inaccessible étoile. Ensuite je vous prie de remarquer que, s'il m'a épousée ce n'était pas pour remplacer McCoy Tyner mais Naïma dont il ne supportait plus la recette de boeuf mironton à la fraise et aux câpres. J'ajoute que vous avez une superbe cravate, Monsieur le juge.
- Brmmm, admettons. Mais ensuite... vous avez finalement remplacé Mr Tyner en 66. Ne me dites pas qu'il s'agit encore d'un problème culinaire !
- Non, pas du tout, simplement : mon mari avait un odorat très sensible et McCoy sentait des pieds.
- Un peu de sérieux, je vous prie, Mme Coltrane ! Je sens moi-même des pieds et cela n'a jamais affecté mon entourage professionnel, n'est-ce pas Mlle Peabody ?... Mlle Peabody ? Bon passons... Vous êtes aussi accusée de mysticisme aggravé, ayant été, comme Messieurs McLaughlin et Santana disciple du gourou Swami Satchidananda.
- En effet, nous nous étions même rebaptisés Turiya, Mahavishnou et Devadip. Mais, vous êtes mal renseigné Monsieur le juge, Santana et McLaughlin n'avaient pas le même gourou que moi, le leur s'appelait Sri Chinmoy.
- Tout cela c'est bonnet blanc et blanc bonnet ! Ne niez pas que vous avez détourné Monsieur Coltrane du jazz avec ces considérations théologiques !
- Monsieur le juge, c'est à mon tour de vous inciter au sérieux : John était mort depuis plusieurs années quand j'ai rencontré Swami Satchidananda ! De plus, avez-vous oublié "A love Supreme" ? Quand la mère de John a entendu l'enregistrement elle a dit : " Mon fils a vu Dieu ! Il n'aurait pas dû, celui qui a vu Dieu va mourir !"
- Où voulez-vous en venir ?
- John a toujours été mystique. En tout cas, il l'était avant de me rencontrer.
- Soit, le gouvernement vous tient pour quitte de cette accusation. Venons-en maintenant aux plaintes des critiques et amateurs de jazz : N'avez-vous pas commis le suprème crime d'arranger pour cordes l'album "Infinity" après la mort de votre mari ?
- Je l'assume totalement. Je pense avoir fait du bon travail pour cet arrangement et je suis sûre que le résultat aurait plu à John, qui n'avait pas l'esprit aussi borné que la critique, et ne prenait pas le jazz pour une chapelle !
- Le doute vous profitera pour cette affaire mais il reste l'accusation la plus grâve : comment pouvez-vous jouer de cet affreux orgue Wurlitzer, vous qui jouez si divinement du piano et de la harpe ?
- Euh... Oui... Là j'avoue, c'est par pûre méchanceté.
- Je vous condamne donc à écouter Céline Dion jusqu'à ce que mort s'ensuive !
- Mais Monsieur le juge, je suis morte depuis janvier dernier !
- ... Mlle Peabody ! ... Vos fiches ne sont pas à jour !

Pour me faire pardonner ce qui précède il fallait trouver un enregistrement exceptionnel d'Alice Coltrane.
Voici "Blue Nile" (1970)

dimanche 17 juin 2007

Coltrane l'insatisfait


En 1965, quand John Coltrane se sépare de McCoy Tyner et d'Elvin Jones, tout le monde du jazz se sent orphelin. Comment, et surtout pourquoi remplacer ces deux géants qui, tous les deux, sont des références pour leur instrument ? Les deux nouveaux venus sont de quasi-inconnus : Rashied Ali à la batterie et Alice Mc Leod au piano. Alice épousera même John et sera alors considérée comme une espèce de Yoko Ono du jazz.
Encore aujourd'hui, beaucoup de fans de Trane s'arrêtent à cette année jugée fatidique et rejettent la dernière période.
On peut y être allergique, effectivement, mais il faut comprendre : ce n'était pas le genre de Coltrane de stagner et de se satisfaire de lui-même ; McCoy et Elvin étaient arrivés à leur pinnacle, alors que John, lui, était encore en pleine ascension. Il savait ce qu'il voulait et voyait bien que les deux autres ne le suivraient pas.
Lorsqu'on écoute les disques de Coltrane dans l'ordre, on sent bien qu'il est en perpétuelle remise en question, et en même temps, l'impression est celle d'une voiture de course qui fonce vers un mur. La mort l'a arrêté avant le crash final, mais celui-ci était inéluctable. Ses derniers concerts sont d'une radicalité extrème, une espèce de jazz métal d'une violence inouïe ; un magma sonore dominé par la batterie omni-présente, d'où émergent quelques grappes de notes de piano, accompagne les hurlements des saxos (Trane et Pharoah Sanders). Ecoutez ça pendant une heure et vous aurez l'impression d'avoir les oreilles qui saignent. Qu'aurait-il pu faire de plus encore ?
Le silence ! S'il n'était pas mort, il aurait probablement cessé de faire de la musique plutôt que de se répéter ou de revenir en arrière.
Avant d'en arriver aux dernières extrémités des ultimes concerts, les albums studio de la dernière période sont beaucoup plus écoutables, ce sont même parmi ses chefs d'oeuvres pour qui veut s'en donner la peine (quant à moi, j'ai mis 20 ans avant de pouvoir les apprécier, alors... patience !)
Voici "Stellar regions" tiré de l'album du même nom, enregistré en 67, cinq mois avant la mort de Trane. Un morceau calme et détendu, presque zen :
Comme je ne trouve plus de lien pour ce morceau, voici "Seraphic Light", du même album :

samedi 16 juin 2007

Steve Lacy et son drôle de saxo


Steve Lacy est un musicien hors du temps. Pour commencer, il a choisi un instrument très peu pratiqué : le saxophone soprano. Jusqu'à lui, il n'y avait qu'un grand maître... Sydney Bechet !
Il a donc commencé en jouant du dixieland (modernisé) dans les années 50 et a complètement zappé le bop , le cool et le hard bop pour passer directement au free jazz en se choisissant pour mentor le moins consensuel des pianistes : Cecil Taylor. A cette époque, très peu de musiciens acceptaient de jouer avec Taylor qui était tout simplement en train d'inventer le free pendant qu'Ornette Coleman en faisait autant de son côté. Steve Lacy : "On avait peu d'engagements parce que tout le monde détestait Cecil. Sa musique et la façon dont il jouait semblaient menacer les autres."
Taylor lui fait écouter Monk et c'est pour Lacy son plus grand choc musical depuis Duke Ellington.
Aujourd'hui Lacy est considéré comme l'héritier de Monk, et pour un saxophoniste, c'est quand même inhabituel. Quant à Coltrane, c'est lui qui s'est inspiré du jeu de Lacy pour le soprano et non le contraire.
J'ai découvert Lacy avec la parution de "The door" en 88, et j'ai tout de suite eu une impression d'étrangeté ; la même que m'a procuré Monk quand j'ai commencé à écouter du jazz.
De cet album, voici "Clichés" un duo avec un instrument africain : le senza (piano à pouces).
Impossible de trouver le moindre lien vers cet album actuellement, mais on trouve tout de même ce titre ici.

Un esprit libre

Dollar Brand a toujours eu le sentiment que le jazz est une musique africaine. Duke Ellington lui a dit : "Tu es béni car tu viens de la source". Il n'a jamais coupé les ponts avec son Afrique du sud natale et sa carrière est faîte d'aller-retours entre Zurich, New-York et Cape Town. Dans le ghetto de kensington à Cape Town, il a appris à libérer son esprit : " Nous lisions Langston Hughes et Richard Wright, Shakespeare, le Bhagavad Gita, Confucius. Nous réalisions que si nous étions emprisonnés, nos esprits, eux, ne l'étaient pas."
Brand est très détaché par rapport aux classements et aux catégories, quand on lui demande si sa musique est de la world music ou du jazz, il aime à citer Louis Armstrong : "All music is folk music : I never heard a horse sing" (intraduisible en français).
Quand il a commencé à composer (très jeune), il a été comparé à Debussy et à Monk "... mais pour nous, ce que Monk faisait était très naturel, son approche rythmique, que les gens trouvaient bizarre, était totalement dans la tradition africaine. Quand je l'ai rencontré et que je l'ai remercié pour toute cette inspiration, il a été vraiment surpris et m'a dit que j'étais le premier pianiste à lui dire ça."
Dans les années 60, Dollar Brand participe à l'explosion du free jazz avec Coltrane, Pharoah Sanders, Cecil Taylor, Don Cherry, Gato Barbieri... "De plus anciens musiciens nous disaient ' Vous brisez les règles'. Nous disions 'Nous connaissons les règles, nous pouvons donc les briser'."
En 1968, il retourne à Cape Town et se convertit à l'Islam. Il est désormais connu sous le nom de Abdullah Ibrahim. J'aime autant : ce nom de "dollar" me génait un peu, apparemment c'était le nom d'une marque de cigarettes très connue dans les années 50 au moment où il a choisi ce pseudonyme en remplacement de ... Adolph. Comme on le comprend ! Mais se doutait-il alors qu'en passant d'Adolph à Dollar il remplaçait un symbole impérialiste par un autre ?
La musique d'Abdullah Ibrahim est unique, c'est un mélange de jazz, de chant des townships, de romantisme et que sais-je encore ? J'aime son côté hypnotique et mélodique à la fois, parfois aussi très festif ou, au contraire, méditatif.
Je n'ai pas pu choisir entre ces morceaux qui le montrent sous deux aspects très différents :
The pilgrim :


Kramat :


jeudi 14 juin 2007

Dis, Monsieur Barbieri, tu veux pas nous le faire un peu plus long ?


Au moment de parler de Gato Barbieri, je fais une promesse solennelle : cette fois-ci, pas de jeux de mots faciles. Et je peux vous dire que ça ne sera pas du... cake !
On se souvient tous du "dernier Tango à Paris" de Bertolucci, certains retiennent la splendide performance de Marlon Brando, sans doute la meilleure de sa carrière, d'autres préfèrent rêver à Maria Schneider, les bretons auront un penchant pour la fameuse motte de beurre (très salée !). Quant à moi, je suis reparti avec un superbe morceau de Gato ! Comment ? Non là je n'ai pas fait exprès !
Soyons sérieux ! Ce que j'aime avant tout chez Gato Barbieri c'est la ferveur. Dire d'un musicien qu'il sort ses tripes sur scène est un cliché un peu éculé. Gato, ses tripes, il les enroule autour du saxo, les triture, les réduits en miettes et en bourre l'embouchure et c'est pour ça qu'il fait autant de drôles de bruits. Sa musique est un cri... au sens propre ! Personne ne crie dans son saxe comme Gato Barbieri.
Allez, vous en prendrez bien une part ? "El Parana" tiré de l'album "Under fire" (1971)

mercredi 13 juin 2007

D'abord Gabor !


Le roi des guitaristes de jazz atypiques s'appelle Gabor Szabo et il est ... hongrois, qui l'eût cru ?
A quatorze ans, son père lui offre sa première guitare et lui dit : "Tu seras Django Rheinhardt, mon fils, mais passe ton bac Gabor !". L'instrument est magnifique et Gabor trouve ça beau ; il travaille en autodidacte, se forgeant ce son inimitable qui le fait reconnaître à coup sûr : un mélange d'ambiances moites, limite vaudou, et de fantastique des Carpathes. A 20 ans, en 1956, il échoue à son examen de marxisme appliqué : il a confondu Karl et Groucho. Il fuit la hongrie avec sa famille et s'installe en Californie où il s'initie au mysticisme oriental et s'efforce de faire sonner son instrument à la manière du sitar. Ouvert à tous les styles, il métisse son jazz, déjà fortement original, de pop, de musique indienne, gitane...
Aujourd'hui, malheureusement, une grande partie de ses disques est introuvable. On ne se rappelle plus de lui que comme le créateur de "Gipsy Queen" dont Santana a fait un méga hit. Celui-ci le cite d'ailleurs comme étant sa principale influence.
J'envie ceux qui vont le découvrir mais je vous préviens : cette musique peut provoquer de graves crises d'euphorie. Pas d'écoute prolongée sans avis médical !
Voici "Mizrab" de l'album live "The sorcerer" (1967) :


mardi 12 juin 2007

Le passeur


Eric Dolphy est un artiste à part : multi-instrumentiste, multi-style, multi-indispensable. Il est passé dans bien des groupes, a joué et enregistré avec des leaders divers et variés et n'est jamais passé inaperçu, au point que certaines sessions sont ressorties plus tard sous son propre nom. C'est simple, comme Droopy dans « Northwest hounded police » de Tex Avery, il est partout à la fois et c'est à se demander s'il n'a pas une ribambelle de clones à sa disposition !
On le trouve notamment sur « The blues and the abstract truth », le chef-d'oeuvre hard bop au casting d'enfer d'Oliver Nelson ; et surtout, à des moments importants avec Mingus, Coltrane ou Ornette Coleman, soit les pierres angulaires de l'avant-garde, chez qui il est loin de faire de la figuration.
Il a aussi enregistré des sessions en leader qui sont des joyaux inclassables et raffinés.
Pour qui veut s'initier au jazz d'avant-garde il suffit de parcourir la discographie d'Eric Dolphy et vous passerez en douceur du hard bop le plus classique au free jazz le plus débridé où vous n'auriez pas osé vous aventurer sans lui.
En écoute : Eclipse (1960)
Comment, ça ne swingue pas ? Mais si, écoutez mieux !


Un peu triste peut-être, allez... Music matador (1963)



lundi 11 juin 2007

Le poivre et le sucre


Contemporains de Charlie Parker, deux rares saxophonistes alto ont su résister à la déferlante : Art Pepper et Paul Desmond. Et à l'époque, il en faut de la force d'esprit et du talent pour ne pas tomber dans l'imitation béate de Bird. Malheureusement pour Pepper, il s'est pris la vague suivante en pleine poire et a perdu son âme à vouloir jouer comme Coltrane.
Quant à Desmond, il est resté lui-même malgré le succès commercial phénoménal de "take five", modeste et en retrait : « …Je suis le saxophoniste dans le quartet de Dave Brubeck. Vous pouvez facilement me reconnaître, parce que, lorsque je ne joue pas, ce qui se produit étonnamment souvent, je reste appuyé contre le piano. »
Comment décrire Desmond... C'est lui le sucre dans mon histoire, mais un sucre délicat, comme un grand chocolat noir corsé et délicatement épicé, dont on n'abuse pas mais auquel on revient souvent et qu'on déguste en soupirant.
En 1963, comme on ne cessait de lui réclamer une redite de son fameux "hit", il sort ironiquement "Take ten" , un air en 10/8 ("Take five" était en 5/4). Amusez-vous à comparer les deux...

dimanche 10 juin 2007

Lee Morgan ou la trompette maudite

Lee Morgan, le meilleur trompettiste de hard bop des années 60 est au Slug's en train de jouer ; tout va pour le mieux, son meilleur ami Richard Burr est dans la salle et Lee se voit bien rester toute la nuit.
Soudain il aperçoit sa compagne Helen More qui vient d'entrer dans la salle. Elle a sa tête des mauvais jours comme quand il lui avait piqué sa collec de Boule & Bill. Lee s'inquiète, il n'a pas tort ! Helen est énervée, ils se sont disputés la veille et elle a ruminé pendant toute la journée. Finalement, elle sort un flingue et tire.


Lee vacille, titube et s'effondre, non sans avoir eu le temps de laisser ces mots pour la postérité : Aaaaarg, Burp, Zog !

Elle est contente, elle s'est fait son Lee ... il se couche !
Richard Burr tonne et Lee s'tait lors...

A 33 ans il complète la liste des trompettistes de génie morts trop tôt (même pour des musiciens de jazz !) :

Fats Navarro (27 ans - tuberculose et drogue)
Clifford Brown (26 ans - accident de la route)
Booker Little (23 ans - urémie)

Je sais : comment peut-on plaisanter sur la mort d'un trompettiste aussi génial alors que Wynton Marsalis court toujours ?

Pour me faire pardonner je vous balance du Lee : « Yes I can, no you can't » une de ses compositions (1965)

samedi 9 juin 2007

Un précurseur du free jazz


Lennie Tristano est l'une de ces figures souterraines essentielles du jazz. Par son enseignement il a été au coeur du cool jazz de la fin des années 40, notamment avec son quintette comprenant Warn Marsh et Lee Konitz. Miles Davis était fasciné par ces musiciens (on connait pourtant son opinion sur les blancs qui jouent du jazz !) et en a embauché quelques-uns pour son fameux "Birth of the cool" en 1949. Mais Tristano ne peut pas être réduit à un courant ; sa profonde originalité l'a conduit à inspirer des pianistes tels que Bill Evans et Cecil Taylor. Il a été le premier à pratiquer une forme d'improvisation libre qui sera baptisée free jazz plusieurs années plus tard.
En écoute : "A descent into the Maëlström" qui pourrait aisément passer pour du Cecil Taylor et pourtant son enregistrement date de 1952 soit 8 ans avant l'explosion du free !

Passage de témoin entre géants du jazz



En 1955 Miles Davis engage John Coltrane et forme ce qui deviendra le mythique premier quintette avec Red Garland au piano, Philly Joe Jones à la batterie et Paul Chambers à la contrebasse.

Trane est camé jusqu'à l'os et il a tendance à entraîner ses petits camarades de jeu, notamment Philly Joe, dans la défonce. Ce n'est pas du tout du goût de Miles qui a arrêté la drogue trois ans plus tôt :
"J'ai choisi la méthode la plus difficile, la cold turkey ("dinde froide", un sevrage brutal). Je suis resté douze jours à fixer le plafond et j'engueulais tout le monde autour de moi. J'étais trempé d'une sueur froide, mon nez et mes yeux coulaient. Chaque fois que j'essayais de manger, je dégueulais. Mes pores étaient tout dilatés et je dégageais une odeur de bouillon de poule. Puis ça c'est enfin arrêté."
Trane va de plus en plus mal, sur scène il commence à voir des hamsters qui jouent du banjo. Un jour il se plaint à Miles que l'un d'eux, Harvey, celui qui a une moustache rose, lui a piqué ses chamallows. Excédé, Miles dévisse et le vire !
Et c'est tant mieux pour tout le monde, ce qui va arriver ensuite est une grande page de l'histoire du jazz moderne :
Miles va former son deuxième quintette avec Herbie Hancock, Wayne Shorter, Ron Carter et Tony Williams et jouera alors ce qui reste le top du top du hard bop.
Et Coltrane va faire ses classes avec le seul et unique génie du jazz : Monk !
Pour donner une idée, c'est un peu comme si Beethoven avait fait un stage chez Mozart avant de révolutionner la musique européenne.